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Début de vie...


  C'était un sentiment étrange, totalement inconnu pour Christine, elle eut l'impression que son coeur s'était mis à battre pour la première fois, que ses jambes ne parvenaient plus à la soutenir.
       Son professeur de mathématiques s'inquiétait simplement de ses problèmes familiaux et tout en l'ayant retenue à la fin de ses cours elle avait posé son bras autour de ses épaules sans deviner tout ce qu'elle éveillait en elle.
    --- J'ai appris que votre père est hospitalisé, comment cela se passe-t'il?
    --- Il est entré en clinique il y a deux jours et il doit être opéré demain matin
    --- Et votre mère est partie aussi?
    --- Oui! elle est partie hier soir le voir en train. Elle doit y rester quelques jours.
    --- Mais vous n'êtes pas seule à la maison?
    --- Non, il y a mes frères avec moi! Et c'est moi qui leur fait la cuisine vous savez!
      Elles avaient ri toutes les deux.
      Christine sentait le bras de son professeur sur ses épaules et elle se mit à oublier à quel point sa mère lui manquait, elle oubliait la maladie de ce père qu'elle n'avait jamais aimé. Il lui semblait que tout pouvait bien cesser d'exister pourvu que ce bras ne quitte pas ses épaules.
       Elle avait treize  ans, cette femme la cinquantaine, un aspect sévère, un peu austère mais était dotée d'un regard intense et profond qui semblait scruter au plus profond d'elle-même.
     ---Vous verrez que tout se passera bien!
      Son bras lâcha ses épaules alors qu'il sembla à Christine qu'on lui retirait la vie.


      A partir de ce jour là, plus rien d'autre que ce professeur ne compta pour elle.
       Elle attendit avec impatience chacun de ses cours, se découvrit une passion pour les mathématiques et vécut chaque instant à ne penser qu'à elle, à revivre inlassablement ces courts instants qui l'avaient tant bouleversé.
       Inévitablement, elle commença à souffrir, à souffrir vraiment. L'heure de mathématiques paraissait si courte et le reste de la journée si vide de sens.
       Son professeur était redevenu un être distant, professionnel. Christine avait encore la naïveté de l'enfance, dans son esprit embrumé elle pensait que son professeur l'aimait sans vouloir le lui montrer de cet élan maternel auquel elle aspirait.


      Un soir, en cachette de ses parents, entre deux livres de classe, elle lui écrivit une lettre anonyme en modifiant son écriture lui expliquant son désespoir, lui décrivant ce gouffre noir d'où elle ne pouvait sortir sans son aide.


      Pendant les cours suivants elle attendit une réaction de la part du professeur. Mais rien ne se passa, elle continuait son cours, imperturbable. Elle eut beau partir la dernière à chaque fin de cours, la regarder intensément chaque fois qu'elle allait au tableau, le professeur semblait totalement indifferent à sa detresse.


      C'est presque un mois plus tard qu'elle la rencontra en ville dans une rue menant au marché couvert.
       Elle se sentit partagée entre l'envie de fuir sans qu'elle ne la voit et l'envie de la croiser pour n'échanger ne serait-ce qu'un bonjour. Le professeur la vit avant qu'elle n'ait eu le temps d'en décider, se dirigea vers elle et tout en lui saisissant le bras la poussa dans l'entrée d'une porte cochère.
    --- Je voulais vous parler Christine, est-ce vous qui m'avez envoyé une lettre?
     ---Non!
     ---Si, si! je sais que c'est vous! Écoutez, je n'ai aucun préjugés envers vous alors soyez franche, c'est vous n'est ce pas?
      Christine baissa la tête et finit par acquiescer.
     --- Oui! je savais bien avoir reconnu votre écriture. Vous êtes dans une mauvaise situation, votre père étant très malade et il est normal que vous en soyez profondément troublée...
     Christine écoutait et n'osait rien dire, son regard ne pouvait se détacher d'une plaque apposée sur la porte à côté de laquelle elles se tenaient:

BUREAU D4AIDE SOCIALE
Heures d'ouverture: 8h-12h  14h-17h    1er étage

    --- Bon, allez! nous serons de bonnes amies en classe.
     Et sans qu'elle ait eu le temps de s'en rendre compte, le professeur était reparti. Christine resta un long moment immobile debout sur le trottoir, le cœur battant, se répétant seulement cette phrase: "Nous serons de bonnes amies en classe..."

    Pendant tout le chemin du retour, elle se remémora le moindre instant de cette conversation, elle en réva durant toute la soirée et s'endormit très tard en en rêvant encore.
     Elle pensait que dorénavant tout serait différent, que son professeur lui apporterait enfin ces quelques mots, ces quelques signes d'attention dont elle rêvait.



    Pourtant les cours reprirent sans aucun changement et Christine devint chaque jour plus maussade, plus renfermée.


      Elle se sentit encore plus désespérée en voyant la fin de l'année approcher. Elle allait passer en quatrième et son professeur ne s'occupant que de classes de sixième et de cinquième, elle regardait passer avec impuissance les jours où elle pourrait au moins être auprès d'elle.
      Elle ne savait plus comment attirer son attention, comment se faire aimer d'elle. Tout cela la dépassait, ce qu'elle ressentait  était si nouveau, si violent de souffrance et d'impuissance.
      Alors ne sachant plus quoi faire d'autre, elle se mit à l'attendre dans la cour de l'école, partout où elle passait, à chaque fin de cours, présence muette, demandant du regard ce qu'elle ne savait formuler avec des mots.
       Le professeur ne comprit pas son attitude. Parfois en la voyant dans la cour la regarder avec tant d'insistance, elle s'arrêtait et lui demandait:
      --- Mais qu'est-ce qu'il y a?
      Christine baissait la tête et ne répondait rien, aurait-elle pu expliquer un sentiment qu'elle ne comprenait pas elle-même?
      Le dernier jour de classe, tout le monde dansait et riait, les élèves ayant eu le droit d'emmener des électrophones et des disques, elles n'avaient qu'une hâte: quitter l'école pour être enfin en vacances.
       Christine pleurait, le front appuyé contre la vitre de la fenêtre de sa classe. Elle vit le professeur partir, son cartable à la main, silhouette fine qui s'éloignait d'elle pour si longtemps, sans avoir compris.
    
      Rien ne put la détourner de son chagrin cet été là, elle perdit tout plaisir au soleil, aux vacances et était devenue différente des filles de son age et de leur inconscience.
      L'atmosphère chez elle ne faisait que rendre l'été encore plus long, son père étant toujours couché, toujours malade, hurlant certains jours de douleur dans sa chambre si souvent plongée dans l'obscurité, sa mère restant toujours assise à son chevet, triste et silencieuse. Combien de fois ses frères et elle étaient rentrés de l'école avec des éclats de rire qu'ils devaient stopper net en entrant sur un signe de leur mère, combien de soirées et de repas passés à chuchoter pour ne pas déranger leur père. Christine avait si souvent rêvé d'une maison emplie de rires et de joie, une maison où elle pourrait parler, parler.
      Sa mère comblait ces vides du mieux qu'elle le pouvait avec sa joie de vivre presque enfantine et sa voix chantante. Sa mère avec qui Christine dormait depuis toujours dans le même lit parce que son père devait dormir seul à cause de sa maladie et de ses nuits sans sommeil. Pourquoi alors que sa mère l'aimait tant et était tellement présente dans sa vie, pourquoi un tel besoin d'amour maternel, pourquoi ce professeur froid et distant?
     Christine ne cessa de lui écrire, de tenter de lui expliquer, elle espérait tant d'elle.



      Le jour de la rentrée arriva enfin. Christine avait rêvé tant de fois à ce moment où elle la reverrait.
     Elle la revit certes, elle la vit passer dans la cour de l'école, lui dire bonjour du bout des lèvres et continuer son chemin sans un mot, bien décidée à éloigner d'elle cette élève qui l'avait submergée de lettres et qui la dérangeait.
     Christine, totalement désemparée se remit sur son passage à chaque fin de cours, attendant obstinément qu'elle lui parle.
      Durant des mois, sa vie entière ne fut que dans cette attente, dans cet échange de regards quasiment dépourvus de dialogue. Quelquefois en passant devant elle le professeur fronçait les sourcils d'un air de lui dire de réagir, de changer d'attitude et la vie paraissait alors à Christine emplie de joie, d'un bonheur fou parce qu'il s'était passé quelque chose, parce qu'elle lui avait accordé un peu d'attention. Mais si l'heure suivante elle passait sans la regarder, agacée de la voir à nouveau sur son passage, la vie devenait souffrance et elle se sentait envahie d'une telle angoisse qu'elle pensa de plus en plus au suicide. Dans la même journée, elle passait sans cesse d'un état à l'autre dépendamment de l'attitude du professeur envers elle et se sentait perdre pied de jour en jour.



      Elle ne vécut qu'au travers de cette sorte de passion cherchant mille manières de se rapprocher d'elle, passant devant chez elle en mobylette chaque jour où il n'y avait pas école, la photographiant en cachette, apprenant à imiter son écriture, sa façon de parler. Le soir, parfois, elle se faufilait dans la classe où le professeur avait laissé son tablier, déplaçait son mouchoir d'une poche à l'autre, mangeait le biscuit oublié et arrachant même une fois un bouton qu'elle garda précieusement dans sa poche durant des mois. Un autre soir, juste avant les vacances de Noël, elle l'attendit durant deux heures sous une pluie battante alors qu'elle assistait à un conseil de classe. Elle eut juste le temps de la voir sortir de l'école en courant pour s'engouffrer en une seconde dans une voiture. Elle resta désemparée sur le trottoir, trempée jusqu'aux os, ne s'étant même pas rappelée qu'elle avait une capuche à son manteau.


      Elle ne sut pas vraiment comment lui vint un jour l'idée de se cacher pendant plusieurs jours pour ne plus être vue par le professeur. Peut-être commença-t'elle à réaliser que cette attente continuelle n'avait aucun sens et n'aboutissait à rien.
      Elle décida donc de se cacher tout en observant la réaction du professeur en se dissimulant derrière quelques élèves qui se demandaient ce qu'elle pouvait bien faire.
      Dès la première heure, elle crut la voir guetter sa présence près de l'arbre où elle avait pris l'habitude de se poster. Au fil des heures elle fut davantage surprise de la voir scruter la cour, la cherchant en tous sens.
      Cela devint un jeu pour Christine, une façon étrange d'inverser les rôles en quelque sorte et aussi de lutter contre elle-même en tenant le plus longtemps possible loin de sa présence.
      A chaque fois, elle réapparaissait au bout de quelques jours comme si rien ne s'était passé et le professeur venait vers elle , le visage inquiet, pour lui demander si tout allait bien. Mais dès qu'elle se refigeait dans son attente muette, tout redevenait comme avant.



         Bien plus tard, lorsque Christine tenta de raconter cette histoire à des personnes qui lui semblaient proches, personne ne sembla comprendre.
        Quand elle leur expliqua qu'elle avait attendu ainsi son professeur à chaque heure de chaque jour durant quatre longues années sans que jamais elle ne put obtenir d'elle autre chose que quelques vagues paroles, ils comprirent encore moins.
        Alors Christine raconta de moins en moins pour ne plus raconter du tout, enfouissant au plus profond d'elle même cette période si marquante de sa vie.




     Quelques années plus tard, le professeur de mathématiques à la retraite vint acheter des bananes et des citrons à Christine qui est devenue marchande des quatres saisons et elle aurait préféré que cela n'arrive jamais.
      Le professeur avait vieilli, tellement perdu de son panache, même si le cœur de Christine battait encore un peu fort lorsqu'elle la voyait venir vers son stand.
      Mais elle avait beau la regarder, elle ne retrouvait plus la profondeur de son regard. Même au fond d'elle même, elle ne retrouvait qu'une petite étincelle de cette passion démesurée qu'elle avait éprouvé pour cette femme et Christine eut peur, peur de n'être plus aussi fidèle à ses sentiments qu'elle voulait bien s'en convaincre, peur que quelque chose de précieux ne soit mort.
      Alors elle lui vendit quelques citrons, encaissa cet argent qui lui brulait les doigts, se prit encore à espérer un sourire ou un regard et la regarda partir, un peu voutée, si vieillie, si réelle à côté de ce rêve qu'elle n'avait jamais pu atteindre.